Abousfian Abdelrazik s’est vu refuser le droit de travailler!

Mary Foster, Projet Retour au bercail
Le Soudanais d’origine Abousfian Abdelrazik, un syndicaliste et machiniste de métier, a quitté son pays natal à la suite d’un coup militaire pour immigrer au Canada et se bâtir une nouvelle vie. Tout allait bien pour lui au Canada jusqu’à ce qu’il décide de retourner au Soudan pour rendre visite à sa mère en 2003. Sa visite a fini par durer six ans, au cours desquels il a été incarcéré sans faire l’objet d’accusations ou avoir droit à un procès. Durant son incarcération, il a enduré tortures, isolement cellulaire et d’autres formes d’abus. Il est le seul Canadien vivant inscrit sur la liste des Nations Unies des personnes interdites de vol, à la demande du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS). La Cour fédérale a ordonné au gouvernement du Canada de le rapatrier et, en 2009, avec l’aide de son groupe de soutien (le projet Retour au bercail), il a réussi. Le vendredi 15 mai 2010, il a pris la parole devant le Conseil des Machinistes du Québec de l’AIM à Sherbrooke, au Québec. Ici, en exclusivité pour le Journal de l’AIM, Abousfian Abdelrazik explique à Mary Foster, pour le compte du Journal de l’AIM, ce qu’est pour lui la vie dans une « prison sans murs ».

Journal de l’IAM : Votre nom a beaucoup circulé dans les médias l’an dernier. Pouvez-vous m’expliquer pourquoi?

AA : En 2003, je me suis rendu au Soudan pour visiter ma mère, mais j’ai fini par être retenu de force au pays pendant plus de six ans. J’ai été arrêté et incarcéré pendant une vingtaine de mois, sans jamais qu’on m’explique pourquoi. En fait, j’ai appris plus tard [après que des avocats ont mis la main sur des documents du gouvernement aux termes de la Loi sur la protection des renseignements personnels], que j’avais été arrêté à la demande du Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS). Après ma libération, j’ai tenté à plusieurs reprises de regagner Montréal, mais on m’interdisait de quitter le pays parce que mon passeport était échu et mon nom était inscrit sur une liste noire. Enfin, j’ai dévoilé mon histoire au public en 2008. En raison de ce geste, j’ai dû prendre refuge à l’ambassade canadienne au Soudan pour assurer ma protection. J’ai dû y vivre pendant quatorze mois environ. À la fin, je suis revenu au Canada après que la Cour fédérale a ordonné au gouvernement de me rapatrier [la Cour a jugé que le gouvernement avait agi de mauvaise foi et porté atteinte à ses droits]. Aussi, de nombreuses personnes au Canada me soutenaient et ont travaillé très fort – en effectuant du travail juridique ou en exerçant des pressions publiques – pour obtenir mon rapatriement.

Journal de l’AIM : Retournons un moment dans le passé. Pourquoi avez-vous initialement quitté le Soudan? Dans quel domaine travailliez-vous au moment de quitter le pays?

AA : J’ai terminé mes études à l’école de haute technologie du Soudan et obtenu mon diplôme de machiniste il y a environ 25 ans. Par la suite, j’ai travaillé comme machiniste pour une entreprise soudanaise spécialisée dans le sucre. J’étais alors membre d’un syndicat. Lorsque le gouvernement Bashir a pris le pouvoir dans un coup militaire, le syndicat s’est opposé à cette prise de pouvoir par la force. J’ai été incarcéré simplement parce que j’étais membre de ce syndicat. Dès que j’ai pu le faire, j’ai fui le pays. J’ai trouvé la sécurité au Canada, où j’ai entrepris une nouvelle vie.

Journal de l’AIM : Maintenant, revenons au présent. Vous êtes de retour depuis maintenant près d’un an après une terrible épreuve ayant duré six ans. Vous avez été incarcéré sans faire l’objet d’accusations ou avoir droit à un procès, vous avez été torturé, vous avez enduré de longues périodes d’isolement cellulaire et d’autres formes d’abus. Comment vous sentez-vous d’être de retour au Canada? Avez-vous pu reprendre votre travail?

AA : Il y a un monde de différence entre le confinement dans une ambassade pendant 14 mois et la liberté de marcher dans la rue. Ce fut un grand soulagement! Retrouver mes enfants fut formidable. Aussi, il m’est très important de pouvoir raconter mon histoire directement aux gens, en utilisant mes propres mots. Je suis très heureux de me retrouver parmi ceux au Canada qui m’ont soutenu, de pouvoir m’asseoir avec eux et de partager des idées directement avec eux plutôt que par téléphone, bref de pouvoir voir leurs expressions faciales.

Cependant, malgré mon rapatriement, la bataille n’est pas gagnée. Bien que je sois ici physiquement, des obstacles demeurent. Mon nom est inscrit sur la liste du Conseil de sécurité des Nations Unies. À cet égard, je suis encore en prison, mais c’est une prison sans murs. Il s’agit de la liste 1267. Toutes les personnes inscrites sur cette liste sont sujettes à une interdiction de vol et à des sanctions financières. Au Canada, cela signifie donc que je ne peux pas travailler, car toute personne qui me verse un salaire ou toute autre forme d’argent risque de voir des accusations portées contre elle.

Journal de l’AIM : Comment avez-vous appris que votre nom figurait sur cette liste?

AA : Pendant que j’étais au Soudan, c’est un représentant de l’ambassade canadienne à Khartoum qui m’a fait part que j’étais inscrit sur la liste.

Journal de l’AIM : Je comprends que cela s’est produit au cours de l’été 2006, tout juste après votre libération de prison pour une deuxième fois. Vous tentiez de revenir au Canada. Dans les faits, cette interdiction a retardé votre retour au pays de trois années supplémentaires. Une interdiction de vol et des sanctions financières – ne pas pouvoir travailler –, c’est une vraie perte de liberté! Comment cela s’est-il produit? Des accusations ont-elles été portées contre vous? Avez-vous eu droit à un procès?

AA : Je n’ai jamais été accusé du moindre crime. Je n’ai jamais eu droit à un procès. C’est très frustrant, très difficile à vivre. Les deux organismes responsables de la sécurité au Canada ont blanchi mon nom, et mon nom a aussi été blanchi au Soudan. Ça me frustre d’autant plus, car je ne comprends pas. J’ai perdu six ans de ma vie et je ne suis pas jeune, j’approche de la cinquantaine. Se trouver dans cette situation – il n’y a pas d’issue possible, car les décisions se prennent aux plus hautes instances de la planète. C’est très difficile pour une personne de se faire entendre par ces instances. Seul un gouvernement peut faire retirer le nom de quelqu’un de cette liste.

Journal de l’AIM : Vous êtes citoyen canadien. Le Canada a-t-il fait quoi que ce soit pour corriger cette situation?

AA : Depuis mon retour à Montréal l’an dernier [juin 2009], le gouvernement n’a rien fait. En 2007, à la demande de mes avocats, le Canada a demandé au Conseil de sécurité de l’ONU de retirer mon nom de la liste. Mais je ne sais pas à quel point le gouvernement a insisté, car mon nom est toujours inscrit sur cette liste même si les organismes canadiens responsables de la sécurité affirment ne rien avoir contre moi!

Journal de l’AIM : Pire encore, le gouvernement canadien continue de vous imposer des sanctions. Le Canada devrait cesser immédiatement toute sanction contre vous. Ces sanctions portent clairement atteinte à vos droits et vont à l’encontre de tous les principes de justice, selon la décision rendue par la Cour fédérale en juin 2009. Que faites-vous pour tenter de faire retirer votre nom de cette liste?

AA : À mon avis, tout ce que je peux faire, c’est faire pression sur le gouvernement pour qu’il agisse en mon nom. J’ai rencontré des représentants de tous les partis d’opposition. Nous menons une campagne publique pour faire pression sur le gouvernement. À mon avis, c’est honteux que le gouvernement du Canada – qui se doit d’agir démocratiquement et qui clame être un grand défenseur des droits de la personne – a placé une personne, en l’occurrence moi-même, dans une telle situation.

Journal de l’AIM : Votre campagne obtient beaucoup d’appuis. Les syndicats adoptent une position forte en défense de vos droits comme travailleur dans le cadre de la campagne « Just work! Work against the 1267 prison ». En quoi est-ce important pour d’autres? Quel intérêt les gens ont-ils à vous appuyer, à défendre votre droit fondamental de travailler et à s’opposer à cette liste?

AA : D’abord et avant tout, je suis un être humain. Je partage le même pays, respire le même air et envisage l’avenir au même titre que d’autres Canadiens. Je suis un Canadien, comme vous tous. C’est pourquoi les gens devraient m’appuyer! Comme je le vois, les personnes prises ensemble forment un bâtiment. Si on commence à retirer des briques du bâtiment, il s’écroulera. Si toutes les briques demeurent intactes, il devient possible de bâtir quelque chose de haut et de solide. Nous sommes comme un corps; si une partie du corps est blessée, le reste du corps ne peut être serein.

À l’heure actuelle, les Musulmans sont ciblés. Et c’est peut-être quelque chose qui passe lorsque la personne ciblée est un Noir comme moi. Mais il s’agit d’une maladie qui se répand. Si on tolère que le gouvernement agit ainsi contre moi, d’autres groupes finiront par connaître le même traitement. Les gens doivent solidaires pour mettre fin à de telles façons d’agir.

J’ai la ferme conviction que le peuple canadien, dont je fais partie, me soutiendra. C’est particulièrement vrai de ceux d’entre nous qui exercent le même métier, celui de machiniste.

Renseignements :

 

 

Projet retour au bercail, www.commissionpopulaire.org/fr/abdelrazik
Project Fly Home, www.peoplescommission.org/en/abdelrazik